Dans le monde de la musique, bon nombre de femmes et hommes travaillent dans l’ombre et ont pourtant une importance capitale dans la carrière d’un groupe. Et en tant que designer de logos, Christophe Szpajdel fait partie de cette catégorie et peut se vanter d’avoir défini une partie de l’identité visuelle d’un nombre incalculable de formations puisque le bonhomme en est au moment où on l’a rencontré, à pas moins de 14 000 noms de groupes calligraphiés, illustrés ou mis en forme avec parmi eux Emperor, Aborted, Enthroned, Absu, Hybrid Viscery, Impiety, Tsjuder, Black Witchery ou encore Borknagar . Il est très probablement le designer le plus prolifique qui soit dans la scène metal (mais pas que) et l’occasion nous avait été donnée de le rencontrer lors d’un de ses passages en Belgique à l’été 2023. Certes ça ne date pas d’hier mais une interview carrière se raconte souvent sans contrainte de temps.
Quel a été ton premier contact avec le design et plus particulièrement avec le design de logos ? Christophe Szpajdel : Ça a commencé quand j’étais enfant. Je dessinais tout ce qui se trouvait autour de moi et plus particulièrement les insectes. J’aimais dessiner les mantes religieuses et les sauterelles. Ma passion pour l’art a démarré comme ça et ensuite j’ai découvert l’aspect esthétique dans la musique surtout avec l’album "Dynasty" de Kiss. Ça a fait l’effet d’une morsure qui ne m’a jamais lâché. J’ai commencé à m’intéresser à l’imagerie obscure de groupes tels que The Cure ou Depeche Mode. Pas mal de groupes de new wave avait ce type de visuels mais c’est surtout par les groupes de metal que j’ai été attiré comme Black Sabbath, Metal Church, Running Wild ou encore Master, Morbid Angel, Massacre, Darkthrone, Mayhem, Sepultura, Sarcophago que j’ai découverts avant qu’ils ne deviennent aussi importants parce que je lisais des fanzines. Parmi toutes ces découvertes, ce qui m’a fait m’intéresser à l’esthétique et aux logos en particulier sont les groupes d’Amérique du Sud surtout de la fin des années 80. J’ai aussi découvert pas mal de groupes plus locaux, des excellents seconds couteaux, des groupes des tiroirs du bas ou du dessous de l’armoire comme je les appelle.
Tu as commencé à dessiner tes premiers logos à cette époque ? Les premiers balbutiements datent de 1987, pendant les vacances, avec un groupe de mon quartier en Pologne qui s’appelait Totustuus et qui était dans la veine des premiers Metallica. J’ai aussi officié pour d’autres groupes comme Embrius, Exterminas, des groupes qui ont eu des vies très courtes. Mais les choses ont commencé à devenir plus sérieuses pour moi quand j’ai rejoint un fanzine en 1989 basé à Limal (Brabant Wallon – ndr) qui s’appelait Scepticor.
Tu créais des designs pour le fanzine ? Oui mais je faisais aussi pas mal d’interviews de groupes. Et quand des groupes qui avaient un logo de merde m’envoyaient des trucs, je leur proposais un logo. Et j’ai saisi une opportunité lorsque Thomas Haugen (plus connu sous le nom de scène de Samoth – ndr), qui faisait un fanzine appelé Zast, m’a envoyé une lettre en 1990 dans laquelle il expliquait qu’il était en train de former un nouveau groupe qui s’appelait Emperor. Il voulait se démarquer de tous ces groupes de death metal qui se ressemblaient.
Mais dans sa lettre et son explication, il te demandait de créer le logo d’Emperor ? Même pas. Je le surprends un peu en disant que tous les logos de black metal sont des tas de branches et que moi je vais faire un logo d’Emperor tel que moi je le vois. J’ai voulu un logo simple, lisible et qui contient toutes les caractéristiques du "old english". J’avais l’idée de faire un logo très puissant. J’ai dessiné le logo d’un seul trait et j’ai envoyé une photocopie à Mortis et Samoth. Et ce dernier m’a répondu en disant que c’était une belle surprise et que le groupe le prenait.
Est-ce qu’on peut dire qu’Emperor est ton plus grand fait d’arme d’un point de vue créatif mais aussi du point de vue de l’impact que ce logo a eu dans l’histoire ?
Absolument. Pour faire une analogie avec le tir, c’est vraiment comme si j’avais tiré en une fois en plein milieu de la cible sans avoir pris le temps de viser. Et pourquoi c’est mon plus grand fait d’arme, c’est parce que c’est un logo qui est unique. Il a en quelque sorte révolutionné l’histoire du logo puisque j’ai pu prouver à travers ça qu’un logo de black metal pouvait être simple et lisible. Les groupes qui m’ont inspiré pour faire ce logo sont Bathory et King Diamond, parce qu’Emperor les mentionnait justement.
Depuis lors tu as créé une tonne de logos et tu en crées encore actuellement. Est-ce que pour choisir tes projets, tu te dois de ressentir une connexion, musicale ou autre, avec le groupe pour lequel tu travailles ? Oui. Je dois tout d’abord ressentir quelque chose de positif dans le premier contact. Si le contact passe bien, je peux plus facilement arriver à quelque chose de concret.
Là on parle de contact humain mais est-ce que tu t’imprègnes également de la musique que font les groupes qui te sollicitent ? Oui bien sûr. Je dirais que c’est nécessaire mais pas non plus suffisant. Les échanges sont importants. Je commence très souvent par des esquisses au crayon que je scanne, que j’envoie et dont j’attends un retour.
Quand on regarde bien, le logo pour un groupe est souvent la première chose que l’on voit de lui. Est-ce que parfois tu reçois des demandes pour la création d’un logo alors que le groupe n’a pas encore d’enregistrement musical ? Oui, il y en a eu plusieurs. Dernièrement par exemple j’ai envoyé des croquis à un groupe, Abtrusis, qui était dans ce cas-là. Je leur ai fait une esquisse et j’ai développé un logo à propos duquel ils m’ont demandé plusieurs modifications. Ils voulaient un pentagramme et demandaient aussi plusieurs changements au niveau des lettres et de leurs formations. Je travaille avec un infographiste qui s’appelle Denis et qui procède à ces modifications.
Actuellement, tu en es à combien de logos depuis tes débuts ? J’en suis à 13000 ou 14000.
Et tu brasses dans tous les styles de musique ? Oui, du moment que le contact passe. Je vois à travers les premiers échanges si ça va bien se passer ou pas. Il y a un premier tri qui se fait comme ça.
Si on parle business, est-ce que cette activité de création est ton boulot ? J’ai un temps partiel. Je travaille depuis 18 ans dans un magasin d’alimentation et tout mon temps libre est consacré à la création et aux voyages. Ici en Belgique je vais avoir moins de temps pour travailler parce que j’ai pas mal de rendez-vous et de gens à rencontrer. Du point de vue business, pour te donner une idée, je tourne autour de 200€ pour un logo.
Ton logo le plus célèbre est donc celui d’Emperor. Ton visuel leur permet sans doute encore de vendre des t-shirts rien que sur cette base. Est-ce que tu déposes des droits sur tes créations ? Je prends toujours un acompte et je demande le reste par la suite. Quand j’ai créé le logo d’Emperor, on n’était pas du tout préparé à l’époque à ce que le groupe ait un tel impact par la suite. Je leur ai donné et je leur ai dit de faire ce qu’ils voulaient avec. Moi j’étais encore aux études et eux étaient des gamins. Je suis quelqu’un d’assez économe et je ne ressens pas le besoin d’aller grapiller de l’argent. Le principe est qu’au plus tu vises haut, plus dure sera la chute. Je préfère voler à plus basse altitude quitte à voir moins grand.
En plus de la création de logos, est-ce que tu as d’autres activités graphiques ? J’ai essayé mais ça n’a pas marché. Mes logos avaient un grand succès et les gens me disaient de me concentrer là-dessus et de laisser les autres choses sur le côté parce qu’avec 10 logos je peux faire beaucoup plus qu’avec 2 ou 3 pochettes d’albums. Le lettrage est ce que je saisis le mieux.
Tu utilises toujours l’encre et le papier ? D’abord des esquisses au crayon. Et ensuite je repasse l’esquisse à l’encre. Quand tout ça est fait je peux travailler sur les détails.
Tu as un site internet et tu as aussi sorti 2 bouquins. Tu peux nous parler de tout ça pour clôturer ? Le site est www.lordofthelogos.com. J’ai sorti un premier bouquin intitulé aussi Lord Of The Logos (2009) mais il est complètement sold-out et il n’y aura aucun repressage pour la simple raison qu’il n’y avait jamais eu d’accord entre la maison d’édition et le manager avec qui je travaillais à l’époque. La communication que j’avais avec cette personne tournait souvent au "ghosting" donc j’ai décidé qu’on n’allait tout simplement pas réimprimer l’ouvrage. Le second livre s’appelle Archaic Modernism (2020) est sorti via Julio Di Mauro de Archaelogical Records et qui est aussi le tour manager de Current 93. Ce livre résulte d’une idée qui me trottait dans la tête depuis 2010 quand je suis parti en Nouvelle-Zélande et que j’y avais vu l’architecture maori intégrée à l’architecture moderne. C’était le point de départ qui était aussi lié aux composantes de mes logos et à leur diversité.
(Aborted, Moonspell, Borknagar, Enthroned)